"Rana Toad", ça se mange?

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dimanche 20 septembre 2015

Il vint à l'esprit de Hayes qu'il avait arrêté de lire des livres; du moins, ce que sa mère appelait de "vrais livres". Il ne s'en était pas rendu compte, mais cela devait déjà faire quinze ou vingt ans. A un moment ou à un autre, il était devenu trop occupé, trop vieux, trop sérieux pour les histoires. Il manquait de temps à consacrer aux vrais gens, alors ceux qui étaient fictifs... Seuls les femmes et les enfants avaient du temps pour la fiction. Oh, il lisait toujours magazines et journaux, et de temps en temps un ouvrage de conseils, pour rester à la page, voir la direction que prenait le monde dans ce que jusqu'à cette semaine il aurait appelé sa "trajectoire". Mais il réalisait maintenant que toutes ces fois, au fil des ans, où il avait pensé (non que cela lui arrive très souvent): N'y avait-il pas, à une époque, plus de gens dans ma vie, ou des gens plus intéressants que par exemple, les Kettell ou les Sheffield?; où il lui avait semblé garder quelque part au fond de lui le vague souvenir d'avoir lui-même mené une vie plus palpitante; que ce n'était peut-être pas sa propre vie qui lui revenait en mémoire (et certainement pas une "vie antérieure", comme le prétendait Vera Sheffield à l'époque où elle ne jurait que par la réincarnation), mais celles qu'il avait rencontrées dans les livres. L'idée lui vint - accompagnée d'un sentiment étrangement poignant de vide et même de trahison - que beaucoup des vieux amis qu'il avait oubliés, et de femmes dont il ne se rappelait que vaguement les charmes, vivaient toujours sur les étagères de cette salle d'attente, et s'étaient depuis longtemps donnés à d'autres.

Le Parcours du combattant, Michael Malone, Sonatine. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Caroline Nicolas.

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